« Tu prends tous mes disques, tu en fais une pile, tu les écoutes dans l’ordre chronologique, et tu as mon grand roman américain. »
Cette déclaration de Lou Reed est à prendre au pied de la lettre. D’album en album, de morceau en morceau, du Velvet Underground à Lulu en passant par Transformer, se déroule une œuvre qui s’étale sur une cinquantaine d’années : l'auteur y capte et dépeint une société américaine des marges, de la déviance, des déglingués, des rêveurs, mais cette fréquentation des destins cabossés s’accompagne toujours d’une quête d'idéal. Le ton est parfois sarcastique, ou dénonciateur, on découvre les ravages de la maladie (cancer, sida) dans les cercles d'amis, ou ceux de la drogue, de la folie, mais aussi leur force de fascination. Marchant pas à pas avec une mélancolie désabusée et volontiers autodestructrice ou sado-masochiste, il y a un romantisme vibrant, porté par une langue qui va à l’essentiel, en utilisant les mots de tous les jours. Concision, précision, accélérations, condensations (« he was a she») : ce sont des poèmes, étincelants, déchirants, de petites nouvelles parfois, où l’on retrouve la tonalité de Delmore Schwartz le maître, de Hubert Selby Jr., de quelques autres grands modèles. Mais surtout, essentiellement, la tonalité de Lou Reed, à nulle autre pareille.
Il faut oublier les mélodies et l'incomparable voix du chanteur pour entrer dans l’univers textuel d’un génie de la poésie autant que de la musique. Alors, oui, au fil de l’enchaînement chronologique se construit le formidable roman d’un pays et d’une ville, New York, qui continue de nous hanter, fascinante, déroutante, envoûtante. Résonne ainsi, dans la voix intérieure de chacune et chacun, la prose sèche, saccadée, fulgurante, d’un immense écrivain sans cesse capable de faire exister des émotions contraires.