Le monde que j'ai fait mien, dont je me sens à la fois l'héritier et le dépensier, et qui doit beaucoup à l'Europe centrale, centre excentrique, coeur «oublié» de notre siècle (pensons au Golem, à Kafka, à Ereud, à Stroheim, à Schiele, à Bartok) est évoqué ici par une constellation de formes brèves et variées - récits, nouvelles, fragments autobiographiques - indépendantes dans leur régime, gravitant librement autour d'un astre législateur éteint, celui du baroque, et abandonnées en somme à la nuit.
La plupart de ces récits critiquent l'état des choses et la marche du monde réel, quitte à côtoyer des états critiques de la raison : des machines nous soupèsent et nous jugent, des vampires et des ogres donnent des interviews, des spectres se font servir des restes dans une auberge, des hommes parlent en sifflant, un autre en riant, une cantatrice se divise ou se multiplie dans la double voix, la double parole, que lui offrent ses deux bouches, etc. D'autres de ces récits disent les métamorphoses d'une conscience douce et douloureuse, toujours prete à me quitter et toujours de retour.
Pour que chacun de ces écrits soit le reflet d'un monde, il fallait, bien sur, que chacun de ces mondes soit une écriture. Tout en y travaillant, je me répétais à moi-même, en guise de légende, leur possible sous-titre commun : Histoires de goût, façons de parler.
Et toujours il s'agissait d'abus : abus de nourriture et de boisson, et abus de langage, abus de tout ce qui entre et sort du corps par la bouche, jusqu'au dernier souffle.
Ivresse des mets, ivresses des mots. Mais qu'on se rassure : l'abus de la littérature n'est pas dangereux. C'est la modération qui est mortelle.
Alain Fleischer