Comment entendre la parole de l’autre ? Comment la faire entendre ? L’anthropologie, en France, ne s’est pas construite dans un dialogue avec la parole « indigène ». Elle a réifié un discours, certes suscité et recueilli, mais réduit à la fonction de document à compléter (il est source) ou à interpréter (il est signe). Catégorie coloniale ou notion théorique, l’« indigène » est dans tous les cas objet de discours et non sujet d’énonciation.
À travers une histoire de la discipline en France et au prisme d’une comparaison avec les États-Unis, Vincent Debaene se penche sur les ambivalences des discours qui prétendent accueillir ou étudier la parole de l’autre. Il scrute l’héritage colonial de l’anthropologie et les possibilités de s’en déprendre. Sur la base d’un corpus de textes africains et malgaches, jadis désigné comme « littérature indigène d’expression française », il montre comment s’est instituée une hiérarchie entre écriture dominée et lecture dominante. Il montre surtout comment des auteurs ont, bien avant les indépendances, inventé des formes, littéraires et savantes, pour forcer la possibilité d’un dialogue et faire entendre leurs voix.
Ce livre retrace l’histoire de ces tentatives. Mais il interroge également la position de l’historien, du sociologue ou du critique qui s’en emparent, car eux aussi, à leur façon, transforment les discours en sources et en signes. Comment s’assurer de ne pas reproduire la condescendance coloniale dans la ressaisie de ces écrits ? Peut-on les envisager non pas seulement comme des documents au service d’une histoire à écrire mais comme des adresses, qui déplacent le projet savant lui-même ?