«Je suis venu au monde agrippé à la racine de l'arbre de la mort. Un type vêtu d'une blouse pistache me tirait par le crâne. En Picardie au début des années soixante, on recourait volontiers à cet avatar de l'Inquisition. C'est le principe du tord-nez pour les chevaux récalcitrants. Un court bâton prolongé d'une cordelette en boucle qu'on passe autour des naseaux, puis on tord en force, jusqu'à ce que la douleur l'emporte et que le cheval se soumette. Il y a tout de même un avantage à naître au forceps, on évite de trop s'illusionner sur l'accueil que nous réserve ce monde. Avant même d'avoir ouvert les yeux, on a déjà été confronté à une volonté adverse. Minuscule, gluant, tout mou, je n'avais pas beaucoup de résistance à opposer, à part me replier, me crisper. Par conséquent j'eus froid. Longtemps pour moi le froid ne fut pas une sensation, mais un sentiment. Je me revois grelottant dans mon lit, dans la cour de l'école, dans des vestiaires de piscine, sur une plage aussi, un jour, en baie de Somme. Le sable était jonché de méduses mortes, comme des placentas exsangues. Je claquais des dents, avec une tartine à la main, et la certitude animale que plus rien, jamais, ne serait en mesure de me réchauffer.»