L'œuvre de Robert Musil se passe d'étiquette ; elle s'adresse autant à l'intelligence qu'à la sensibilité et si elle ne possède pas la marque de fabrique des philosophies dûment estampillée, elle ne nous aide pas moins à comprendre ce que penser veut dire en nous poussant à admettre que ni la vie ni la connaissance ne s'arrêtent au seuil de nos habitudes mentales.
L'Homme sans qualités possède à cet égard une valeur exemplaire. Musil y prend congé des conceptions vouées à la seule invention formelle et dépasse ainsi les clivages dans lesquels littérature et philosophie sont trop souvent confinées.
Le présent ouvrage s'efforce d'en prendre le parti en explorant la philosophie musilienne de l'essayisme. La question des rapports de l'intellect et du sentiment y joue un rôle central ; elle est au cœur des problèmes dont Musil a pensé qu'ils avaient été l'objet de graves malentendus de la part des philosophes autant que des écrivains.
On appellera «essayisme» la philosophie qui guide l'écrivain lorsqu'il s'attaque à ces problèmes, dans le souci d'illuminer notre intelligence et d'entamer avec bonheur les paralysies dont le «sens du réel» est intellectuellement et pratiquement responsable. Un tel essayisme possède des vertus philosophiques majeures ; la littérature s'y conjugue à ce que la philosophie possède de meilleur.