Nourrir sa vie
A l'écart du bonheur François Jullien

Paru le 21/01/2005

Notre expérience s’est pensée, en Europe, à partir d’une séparation de plans : vital/moral/spirituel ; même ce verbe le plus élémentaire, « nourrir », a été pris dans la scission du concret et du symbolique : nourrir son corps ou nourrir son âme (dans Platon et les Pères de l’Église).


Or, en suivant cette expression commune en Chine de « nourrir la vie », nous voici conduits à remonter à l’inséparation de ces plans ; comme, en lisant le grand penseur de l’Antiquité chinoise, Zhuangzi, à creuser l’écart avec l’idéal grec de la connaissance ainsi qu’avec l’idée du bonheur, conçu comme finalité. Le Sage est sans destination et même sans aspiration ; il « évolue » dans le tao, est-il dit, « tel le poisson dans l’eau »…


Certains de nos partis pris les plus massifs s’en voient ébranlés, et d’abord ceux de l’« âme » et du « corps » : si nourrir sa vie peut se dire de façon unitaire, c’est d’abord qu’on nourrit le plus foncièrement en soi le « souffle énergie ». Se profile alors une autre intelligibilité — à sortir du mysticisme suspect dans lequel les marchands du « développement personnel » voudraient aujourd’hui nous plonger.


Ou de ce que le zen est plus intelligent que ce que nos panneaux publicitaires en ont fait. 


 


François Jullien est professeur à l’université Paris 7-Denis-Diderot et membre de l’Institut universitaire de France. Il dirige l’Institut de la Pensée contemporaine.


Ses ouvrages sont traduits dans une vingtaine de pays.


 


 


Rabat 1


 « Sa vie est comme flotter, sa mort comme se reposer. » « Flotter » dit la capacité à ne s’immobiliser dans aucune position en même temps qu’à ne tendre vers aucune direction ; à la fois à se maintenir en mouvement continu, entraîné par l’alternance respiratoire du flux et du reflux, et à ne pas y subir de dépense ou y risquer de résistance. En retirant la pensée de la destination et, par là, en laissant résorber l’idée de la finalité, « flotter » est le verbe qui contredit le mieux l’aspiration et tension au bonheur ; ou qui dit le mieux l’entretien et nourrissement du vital.


 


Rabat 2


En se refusant précisément d’être d’aucun côté, « ne se braquant ni pour ni contre », ainsi que le recommandait Confucius (Entretiens, IV, 10), le Lettré chinois s’est de lui-même interdit la constitution d’un autre côté (que celui du pouvoir)et s’est fermé la possibilité d’une dissidence. Aussi ne s’est-il jamais mué en intellectuel s’adossant à un ordre de valeurs qui ne serait pas celui sécrété par l’Histoire. Pour que se constitue un ordre – affranchissant – du politique, il faut la production d’une utopie ; et c’est à quoi a servi précisément, en Occident, l’attachement convulsif à l’idée du bonheur. Il fallait payer ce prix-là, ce prix fort, celui d’une idée du bonheur constamment à refaire, pour que s’élabore, promouvant une autonomie, cet ordre à part du politique.


 


 

Sciences humaines
Philosophie
Collection :
Format : Broché
Pages : 176
EAN : 9782020792172 16.20 € TTC

Les avis de lecture...

GuillaumeDeBaskerville 23/04/2019

« De la nuance et de l'écart entre le bonheur occidental et son pendant chinois. Du "je suis heureux" au "ça va". Du vide et de l'art de découper le boeuf... Le propos de François Jullien est souvent ... » Lire plus